Elle ne s’est jamais posé de questions. Née dans une famille de cyclistes, Marion Rousse n’a eu, dès l’enfance, qu’une envie : grimper sur un vélo. Passée professionnelle à 19 ans, la native de Saint-Saulve est, par la suite, devenue consultante. À bientôt 31 ans, elle préside désormais aux destinées du Tour de France Femmes. Rencontre avec une petite reine devenue grande.
Votre vie a toujours tourné autour du vélo. Ça a commencé petite lorsque vous alliez encourager votre père, Didier, pratiquant amateur, sur le bord des routes. Dans la famille Rousse, ça représentait quoi le vélo ?
C’était tout ! Notre vie a toujours tourné autour du vélo. Lorsque ma mère me montre des photos, je m’y vois assise dans ma poussette, sur le bord de la route, à encourager mon père. Je me souviens qu’à l’âge de 3 ans, je courais autour de la table, je passais au-dessus et en-dessous des chaises avec un sac à dos plein… et quand ma mère me demandait ce que je fabriquais, je lui répondais : « Je m’entraîne ! ». J’aimais la difficulté, j’avais besoin de bouger, de me dépenser. De ce point de vue-là, le vélo, c’était parfait !
Vous n’avez jamais eu envie d’expérimenter d’autres disciplines ?
J’ai grandi avec ce sport. Au bout d’un moment, j’en ai eu marre de regarder et j’ai voulu, moi aussi, en faire. Et j’ai eu la chance de m’y épanouir à fond.
Qu’est-ce que vous aimiez tant dans le vélo pour ne pas éprouver l’envie de vous mesurer à autre chose ?
Les sensations de liberté ! Avec le vélo, tu vas où tu veux et ce, d’autant plus lorsque tu es jeune et que tu n’as pas encore de permis de conduire, pas de moyen de locomotion. Moi, j’allais à l’école à vélo ce qui me donnait la sensation d’être indépendante. Et puis, j’avais le goût de l’effort : j’aimais bien me faire mal, j’aimais mettre un dossard le dimanche. Le vélo était une puissante motivation, je ne me voyais pas ne pas en faire durant la semaine.
Vous allez commencer la compétition à l’âge de 6 ans après vous être inscrite, grâce la complicité de votre mère, au club des Fourmies. Pédaler en dilettante n’était pas une option, vous aviez envie de plus ?
Tout à fait. Je pense que j’avais besoin d’objectifs pour donner un sens à ma pratique. Je savais pourquoi je m’entraînais : parce qu’en fin de semaine, j’avais une course et j’aimais ça. Le goût du défi est aussi quelque chose qui me définit bien, j’avais clairement envie de me mesurer aux autres.
Ces débuts en club, votre père n’en a pas été averti au préalable. Vous l’avez mis devant le fait accompli car il ne souhaitait pas vous voir disputer des courses. Il trouvait que le cyclisme était une discipline trop dure. Qu’est-ce qu’il entendait par-là ?
Je le comprends. Mon père a fait du vélo pendant vingt-cinq ans et il en bavait ! Il trouvait ça difficile pour un enfant si jeune et, qui plus est, pour une fille. Mais lorsqu’il disait cela, c’était avant tout pour me protéger, ce n’était pas un discours de macho.
De votre côté, vous étiez déterminée, tant et si bien que, quelques années plus tard, vous décidez d’envoyer votre candidature à un lycée de Charleroi, en Belgique, pour y passer l’équivalent du bac. En France, les horaires ne vous permettent pas de mener correctement études et cyclisme de front…
C’est vrai. Il ne me restait qu’une année à faire et j’ai confié à ma mère que j’en avais marre parce que je n’arrivais pas à faire de vélo dans les meilleures conditions. J’avais repéré cette école en Belgique dans laquelle il y avait cours le matin et je pouvais m’entraîner l’après-midi. Elle était réticente, parce qu’en Belgique, il fallait étudier deux ans pour avoir l’équivalence du bac. J’ai donc commencé à élaborer mon plan, à aller à la chasse aux informations pour voir comment ça se passait là-bas. Quand j’ai compris que ça me plaisait vraiment, qu’il y avait une bonne ambiance et que je pourrais pratiquer mon sport tel que je le souhaitais, je n’ai pas trop laissé le choix à mes parents.
Vous donnez l’impression d’agir en cachette pour ce qui concerne le vélo, vous craigniez que vos parents ne vous empêchent de vivre pleinement votre passion ?
Non, pas du tout. Mes parents n’avaient pas envie que j’arrête, ils étaient derrière moi et très impliqués. Parfois, ils faisaient deux cents kilomètres pour m’emmener courir. Ils ont donné aussi un peu de leur vie pour que je puisse m’épanouir dans mon sport.
Au début de votre parcours, vous êtes souvent seule parmi les garçons. Tout va changer lorsque vous intégrez l’équipe de France. Vous vous retrouvez alors entourée d’autres filles. Est-ce que ça a changé votre rapport au cyclisme ?
Je ne me suis jamais sentie seule. Même s’il m’est arrivé souvent d’être la seule fille au départ, j’ai toujours fait en sorte de prendre ma place sans recevoir l’aide de personne. Je n’aimais pas l’idée d’avoir des facilités comme de partir devant les garçons parce que j’étais une fille. Si je gagnais une course, je voulais que ce soit parce que je l’avais mérité. Ça forçait le respect et c’est pour ça que je me suis toujours sentie à ma place. Tout comme je me suis sentie à ma place dans un milieu de femmes lorsque j’ai intégré l’équipe de France. À partir du moment où tu mets les bonnes personnes à la bonne place, ça fonctionne.
À l’époque, vous aviez quoi en tête avec le cyclisme ? Passer professionnelle ?
Je ne me suis jamais trop posé de question en ce qui concerne mon avenir et d’ailleurs, je serais bien embêtée de vous dire ce que j’aurais pu faire si je n’avais pas été dans le milieu du vélo car je n’en ai aucune idée. Je ne me suis jamais projetée aussi loin. Mon parcours a été, avant tout, forgé par des concours de circonstances. J’ai toujours été très sérieuse dans tous les domaines dans lesquels j’ai évolué et c’est ce qui m’a permis, je pense, d’arriver dans ce milieu que j’aime plus que tout et d’exercer un métier que j’aime tout autant. C’est à force de travail que tout est arrivé sans forcément que j’aie à me projeter.
En 2011, vous avez 19 ans et vous devenez professionnelle. Vous intégrez alors les rangs de l'équipe Vienne Futuroscope, future FDJ Nouvelle-Aquitaine Futuroscope, avec laquelle vous allez décrocher, un an plus tard, le titre national dans la catégorie Élites et dans la catégorie Espoirs. Ça signifiait quoi pour vous ces débuts dans le monde pro ? Un aboutissement ?
C’était une étape importante dans ma carrière. J’étais fière parce que c’était la meilleure équipe française. Je me suis revue, petite, toutes les semaines, au départ des courses. Je suis peut-être passée à côté de mon adolescence dans la mesure où je ne sortais pas en boîte ou en soirée avec mes copines pour ne pas être fatiguée le lendemain, mais tout ça permet de se dire que, oui, tu as fait des sacrifices mais tu es parvenue à faire ce que tu avais envie de faire dans ta vie.
En 2013, vous signez chez Lotto Belisol Ladies, vous y restez deux ans avant de raccrocher définitivement. Qu’est-ce qui vous a donné envie, à 24 ans, de mettre un terme à votre carrière ?
Je ne vivais pas du vélo. J’avais le statut de professionnelle, mais pas la rémunération qui allait avec. J’avais une convention d’insertion professionnelle avec l’équipe de France et j’étais déjà chanceuse car il y avait peu de contrats de ce type attribués à l’époque. Je travaillais à la mairie d’Étampes à mi-temps mais payée à temps plein. Généralement, je bossais le matin et je m’entraînais l’après-midi, c’était malgré tout compliqué de tout concilier. Je l’ai fait pendant un moment et puis j’ai été invitée sur le plateau d’Eurosport pour l’émission « Les Rois de la Pédale » et j’ai commenté le Tour des Flandres.
C’est comme ça que vous avez fait vos premiers pas à la télévision ?
Oui. Et quelques semaines plus tard, j’ai revu Guillaume Di Grazia, le rédacteur en chef, sur le Tour de France. Il m a dit : « Écoute, j’ai une idée qui est peut-être un peu particulière ou même complètement folle : il y a la Vuelta qui commence le mois prochain, nous avons embauché un nouveau consultant, le cycliste David Moncoutié, mais j’ai aussi pensé à toi parce que tu connais ton sujet et que tu es hyper à l’aise. Ce serait un plaisir que tu intègres la bande ». J’ai alors commencé à multiplier les boulots : j’étais à mi-temps à la mairie d’Étampes, cycliste et consultante. À un moment, j’ai eu l’impression de tout faire et de ne rien faire à la fois. Comme j’ai un côté perfectionniste, je me suis dit que je ne pouvais pas vivre comme ça, que ce n’était pas moi et j’ai arrêté ma carrière de cycliste.
Avant d’accepter ce rôle de consultante, aviez-vous eu des craintes, comme d’avoir été choisie parce que vous étiez une femme ?
J’ai eu des inquiétudes car je ne voulais pas que l’on dise de moi que j’étais là uniquement pour jouer la petite blonde de service. J’ai toujours mis un point d’honneur à montrer que je connaissais le vélo et que je m’étais fait assez mal dessus pour en parler aussi bien qu’un homme. Je pense que, quand tu es honnête dans ta démarche et que tu parles avec le cœur, les gens le comprennent très vite et c’est ce qui est arrivé.
Même avec toute la légitimité qui est la vôtre, avez-vous parfois senti qu’on attendait de vous plus que ce que l’on attend d’un consultant homme ?
Tu as l’impression, parfois, en effet, que tu dois en montrer plus. C’est un peu comme si, en tant que fille, tu avais moins le droit à l’erreur. Comme j’étais la première, je me devais d’être bien. Il était important de mettre mon sport en valeur et je me devais d’être compétente. Je me répétais qu’il fallait que je travaille mon dossier à fond pour pouvoir être en mesure de répondre aux questions que l’on me poserait, pour pouvoir être la plus performante possible. Je me suis dit que, quoi qu’il arrive, les gens m’accepteraient parce qu’ils se rendraient vite compte que je savais de quoi je parlais.
Vous devez composer, pour votre part, avec une difficulté supplémentaire : vous partagez la vie d’un coureur professionnel et il arrive souvent, dans la presse notamment, que vous soyez décrite comme « la compagne de ». Ce n’est pas usant, à la longue, d’être toujours renvoyée à une figure tutélaire masculine alors même que l’on a fait ses preuves seule ?
Ces questions ne se posent pas pour les hommes. Tout cela implique de penser en termes de genre et je n’ai pas envie de penser comme ça. Pour ce qui est de Julian (Julian Alaphilippe, Ndlr), je pense qu’on nous identifie aussi bien l’un que l’autre. Quand on le croise, on lui parle aussi souvent de moi. Et inversement. En ce moment, par exemple, on me demande régulièrement comment il va parce qu’il a chuté il y a quelques semaines. Les gens savent qu’ils vont avoir de ses nouvelles grâce à moi. C’est gentil et toujours bienveillant. À l’heure actuelle, pour eux, je suis la femme de Julian Alaphilippe mais il est aussi le compagnon de Marion Rousse et ce qui est drôle, c’est que nous sommes à présent tous deux devenus le papa et la maman de Nino. Ça revient beaucoup sur le bord de la route.
Pour en revenir à votre parcours, en 2019, nouvelle casquette, vous devenez directrice adjointe du Tour de La Provence et, l’année suivante, directrice adjointe du Tour de Savoie Mont-Blanc. Fin 2021, vous êtes nommée par Amaury Sport Organisation (ASO) directrice du Tour de France Femmes, dont la première édition aura lieu en juillet. Avec cette course, vous renouez avec le cyclisme féminin. Comment a-t-il évolué depuis que vous avez raccroché ?
Ça n’a pratiquement plus rien à voir ! Désormais, dans les équipes du World Tour, il existe des salaires minimums et ça, ça a été la plus grosse révolution au sein du peloton, ça a permis d’augmenter le niveau. Lorsque j’étais cycliste professionnelle, on voyait toujours les mêmes filles gagner car seules quelques-unes d’entre nous étaient rémunérées. La conséquence immédiate c’est qu’il va y avoir, forcément, une différence de niveau entre les coureurs. Depuis que l’UCI a instauré cette règle du salaire minimum, le niveau monte. Il y a également de plus en plus de courses retransmises à la télévision. J’ai la chance de pouvoir en commenter avec France Télévisions et on s’éclate autant à parler de cyclisme masculin que de cyclisme féminin. Moi, quand je participais à des courses, mes parents devaient attendre mon coup de fil le soir parce que les compétitions n’étaient pas diffusées et qu’il n’y avait pas, non plus, les résultats à disposition sur internet. Nous étions vraiment invisibles mais là, enfin, nous allons avoir ce Tour de France qui va pouvoir montrer au monde entier ce que vaut une fille sur un vélo.
Sur le Tour de France Femmes, il y aura des cyclistes professionnelles mais aussi des amatrices. Est-ce que ce mélange ne risque pas d’avoir des répercutions sur les performances attendues ?
Tout ça ne sera que du bonus. L’économie du cyclisme féminin reste fragile. En diffusant le Tour de France Femmes avec Zwift chaque jour avec deux heures et demie de direct et ce, dans cent-quatre-vingt-dix pays, nous espérons que les investisseurs qui seront devant leur écran se diront que c’est dans ce domaine qu’ils ont envie de miser à l’avenir car le sport féminin en général, et le cyclisme féminin en particulier, ça envoie. Cela nous permettrait d'être plus forts financièrement et, ainsi, de franchir encore un cap.
Si le Tour de France Femmes avait existé bien avant, vous auriez fait en sorte d’y participer ?
J’aime bien le commenter, mais il est vrai que s’il avait été lancé au moment où j’étais encore cycliste, j’aurais tout fait pour être au départ, et notamment lors d’une première édition comme celle-ci, qui sera une édition mythique.
Vous allez collaborer, dans ce cadre, avec un acteur historique du cyclisme français, la Française des Jeux, sponsor depuis 2017 de l’équipe cycliste féminine FDJ Nouvelle-Aquitaine Futuroscope, mais aussi partenaire majeur de ce Tour de France Femmes pour les trois éditions à venir. En quoi cette entreprise a-t-elle contribué à faire évoluer la discipline, à la faire grandir, progresser ?
La Française des Jeux a été un partenaire très important dans le domaine du cyclisme féminin à une époque où peu de sponsors investissaient dans ce sport. FDJ est arrivée très tôt et ce, avant même qu’il y ait tout cet engouement autour de la discipline. Elle y a cru avant les autres. Quand on voit le niveau actuel de la formation française, on se dit que ça valait le coup et c’est en partie grâce à ce partenaire qui a mis le budget et a accompagné les coureuses. Pour ma part, je suis reconnaissante pour ça, cet engagement dans le cyclisme, mais aussi dans le sport féminin en général.
En quoi ce partenariat avec FDJ a-t-il été déterminant dans la renaissance et l’organisation du Tour de France féminin ?
Des partenaires qui montrent qu’ils sont derrière vous et qui vous poussent, ça met forcément en confiance les organisateurs qui prennent conscience qu’ils sont épaulés. Ces évènements comme le Tour de France existent aussi grâce à des partenaires qui nous aident.
Pour conclure, vous dites que le cyclisme a façonné votre vie, votre vision des choses et ce que vous êtes devenue. En quoi a-t-il fait de vous la jeune femme que vous êtes aujourd’hui ?
Le sport de haut niveau te forge le caractère. C’est tellement difficile, tellement ingrat. Il y a beaucoup plus de difficultés à surmonter que de victoires à fêter au cours d’une carrière. Il y a les blessures aussi. C’est beaucoup d’heures d’entraînement pour, finalement, ne pas toujours avoir les résultats que l’on espère. Grâce à cela, tu apprends à ne rien lâcher, tu apprends à t’endurcir. Ça m’aide encore dans mon métier aujourd’hui et je sais que ça me poursuivra à vie. Le sport c’est ça, une école de la vie.